mardi 7 juin 2016

Les tribulations mortuaires d'Adrienne Lecouvreur...


Il y a un mois, je publiais un billet sur les obsèques rocambolesque de Mademoiselle Raucourt (qu'on peut lire ici) rejetée par l'Église... en 1815 

Quelques décennies auparavant, en 1730, le même type d'incident enflamma les passions autour, cette fois, du cadavre d'Adrienne Lecouvreur, immense actrice de l'époque, décédée dans des circonstances un peu nébuleuses au mortel parfum de poison, suite à une violente crise de dysenterie qui l'a sortie de scène et qui l'a vue se vider de son sang... Extrait de Grandes actrices - leur vie, leurs amours de Marcel Pollitzer:

[...] L'abbé Languet, curé de Saint-Sulpice, refusa d'accorder la sépulture chrétienne à celle qu'il était allé voir fréquemment de son vivant et qui, par son testament, avait laissé un legs pour ses pauvres. Non seulement il refusait l'entrée de son église à la dépouille de la tragédienne, mais il s'opposait à ce qu'elle fût ensevelie dans «l'endroit du cimetière réservé aux enfants morts sans baptême».

Maurice de Saxe et Voltaire [qui furent très proches d'elle] eurent beau faire entendre à l'abbé Languet qu'Adrienne Lecouvreur avait manifesté le désir de recevoir les derniers sacrements, mais qu'elle était morte avant qu'un prêtre ne fût arrivé, leurs supplications ne purent vaincre l'obstination du curé de Saint-Sulpice.

[...] Comme l'écrit M. G. Rollet, «c'était son droit, comme jadis on avait fermé l'Église à la dépouille de Molière, mais pouvait-il lui refuser l'entrée du cimetière, accordée même à l'auteur de Tartuffe et à bien d'autres comédiens? Et non seulement la sépulture religieuse, mais toute sépulture fut refusée à Adrienne Lecouvreur, qui n'eut même pas une bière pour dernier lit.

M. de Maurepas dut donner des ordres au lieutenant de police pour faire enlever le corps pendant la nuit. Guidés par M. de Lubinière, deux portefaix l'enterrèrent dans un chantier près de la Seine, à proximité du faubourg Saint-Germain. Le cadavre fut recouvert de chaux.

On ne sait pas où reposent les restes d'Adrienne Lecouvreur, car l'emplacement exact ne put jamais être identifié [...]

[...] Lorsque le scandale des funérailles clandestines de la tragédienne fut connu, il suscita de divers côtés des mouvements d'indignation. Voltaire assista à l'Assemblée extraordinaire que les Comédiens [de la Comédie-Française] tinrent le 22 mars. Il les exhorta à protester contre le traitement dont Adrienne avait été victime, et à décider qu'ils «n'exerceraient plus leur profession, si, en qualité de pensionnaires du Roi, ils ne pouvaient être assurés d'être traités comme les autres citoyens qui n'avaient pas l'honneur d'appartenir à Sa Majesté». Les Comédiens l'approuvèrent, mais par la suite renoncèrent à toute action.

Indigné par un tel traitement fait à la tragédienne adulée en son temps, Voltaire composera un poème de récriminations: La Mort de Mlle Lecouvreur:

Que vois-je ? Quel objet ! Quoi ! Ces lèvres charmantes,
Quoi ! Ces yeux d’où partaient ces flammes éloquentes,
Eprouvent du trépas les livides horreurs !
Muses, Grâces, Amours, dont elle fut l’image,
O mes dieux et les siens, secourez votre ouvrage !
Que vois-je ? C’en est fait, je t’embrasse, et tu meurs !
Tu meurs ! On sait déjà cette affreuse nouvelle ;
Tous les cœurs sont émus de ma douleur mortelle.
J’entends de tous côtés les Beaux-Arts éperdus
S’écrier en pleurant : « Melpomène n’est plus ! »
Que direz-vous, race future,
Lorsque vous apprendrez la flétrissure injure
Qu’à ces Arts désolés font des hommes cruels ?
Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels.
Quand elle était au monde, ils soupiraient pour elle ;
Je les ai vus soumis, autour d’elle empressés :
Sitôt qu’elle n’est plus, elle est donc criminelle ?
Elle a charmé le monde, et vous l’en punissez !
Non, ces bords désormais ne seront plus profanes ;
Ils contiennent ta cendre ; et ce triste tombeau,
Honoré par nos chants, consacré par tes mânes,
Est pour nous un temple nouveau !
Voilà mon Saint-Denis ; oui ; c’est là que j’adore
Tes talents, ton esprit, tes grâces, tes appas :
Je les aimai vivants, je les encense encore
Malgré les horreurs du trépas,
Malgré l’erreur et les ingrats,
Que seuls de ce tombeau l’opprobre déshonore.
Ah ! Verrai-je toujours ma faible nation,
Incertaine en ses vœux, flétrir ce qu’elle admire,
Nos mœurs avec nos lois toujours se contredire,
Et le Français volage endormi sous l’empire
De la superstition ?
Quoi ! N’est-ce donc qu’en Angleterre
Que les mortels osent penser ?
O rivale d’Athènes, O Londres ! Heureuse terre !
Ainsi que les tyrans vous avez su chasser
Les préjugés honteux qui vous livraient la guerre.
C’est là qu’on sait tout dire, et tout récompenser ;
Nul art n’est méprisé, tout succès à sa gloire,
Le vainqueur de Tallard, le fils de la victoire,
Le sublime Dryden et le sage Addison,
Et la charmante Ophils, et l’immortel Newton,
Ont part au temple de mémoire :
Et Lecouvreur à Londres aurait eu des tombeaux
Parmi les beaux esprits, les rois, et les héros.
Quiconque a des talents à Londres est un grand homme.
L’abondance et la liberté
Ont, après deux mille ans, chez vous ressuscité
L’esprit de la Grèce et de Rome.
Des lauriers d’Apollon dans nos stériles champs
La feuille négligée est-elle donc flétrie ?
Dieu ! Pourquoi mon pays n’est-il plus la patrie
Et de la gloire et des talents ?