samedi 6 octobre 2012

Les monstres de l'orgueil...


 Les comédiens de société, par Honoré Daumier, 1858
Il n'y a rien de tel que de fureter dans les bouquins relatant diverses anecdotes tirées de l'histoire du théâtre. Parmi les descriptions (plus ou moins bien écrites) se trouvent parfois de délicieux (!) petits morceaux où l'ego côtoie le ridicule... comme ceux-ci glanés dans le très XIXième siècle Comédiana ou recueil choisi d'anecdotes dramatiques, de bons mots de comédiens, et réparties spirituelles, de bonhommie et de naïveté du parterre par Charles Yves Cousin D'Avallon (publié en 1801... qu'on peut lire ici et qui, par son titre, ne laisse aucun doute sur son contenu!)...

Un vieux comédien était si habitué à faire sonner la rime et à cadancer les vers, qu'une fois dans un passage de Mithridate - Quand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas , Vaincu, persécuté... - ne se rappelant pas assez tôt le dernier hémistiche du second vers , il ne put s'empêcher, par une certaine habitude, d'y substituer machinalement tati, tatou, talas sans discontinuer le reste de la tirade, et sans même se déconcerter. C'est ce même acteur qui, toute sa vie accoutumé d'aller à la buvette à chaque entracte d'une pièce, se trouva un jour si ivre à la fin de la même tragédie, qu'en prononçant le dernier vers - Venez et recevez l'âme de Miltridate - il vomit sa boisson sur Xipharès obligé de recevoir les derniers embrassements dans la pièce.  
En voici une autre, d'une autre nature...

Un des principaux acteurs de la Comédie-Française s'arrêta court dans une tragédie , à ce passage J'étais dans Rome alors... qu'il eut beau recommencer deux ou trois fois sans pouvoir rattraper le fil du rôle. À la fin, voyant qu'il n'y avait pas moyen d'en sortir, et que le souffleur, distrait ou déconcerté, le laissait là aussi maladroitement, il fixa celui-ci d'un œil de sang froid, en lui disant avec un ton de dignité : «Hé bien, monsieur!... que faisais-je dans Rome?»

Et celle-ci, illustrant toute la méchanceté (mais drôle!) du parterre...

On a dit d'une actrice qui était assez bonne, mais fort laide : « On a beau l'applaudir, elle fait toujours mauvaise mine ». qui est dans la même ligne que celle-là (que j'ai peut-être déjà publiée sur ce blogue mais que je remets parce que je l'aime bien): L'acteur Beaubourg, qui était extrêmement laid, représentant le rôle de Mithridate (celui de Racine ), madame Lecouvreur qui jouait celui de Monime, lui dit : Ah! seigneur, vous changez de visage. Un habitué du parterre cria : «Laissez-le faire».

«Leuleu» ou le corps matière


Andrée-Anne Giguère présente, encore ce soir (pour la dernière fois), le projet de création qui met un terme à ses études à la maîtrise en art de l'UQAC.

Avec Leuleu, un ensemble d'actions théâtrales misant sur le performatif, elle cherche à explorer les liens entre la technologie et le ressenti

Pour y arriver, elle établit un canevas où, à partir du vécu (réel) d'une personne souffrant de dystrophie musculaire, les quatre comédiennes-performeuses (Giguère, Anick Martel, Anne-Marie Ouellet et Elaine Juteau) seront soumises à différentes épreuves jusqu'à la limite de l'épuisement (poids, entraves, tâches impossibles, durée), dans un rapport constant à la projection vidéo.

De ce projet - qui évite heureusement de sombrer dans la simple illustration et dans le sentimentalisme - émanent de beaux moments scéniques (dans une esthétique somme toute assez dépouillée - et bleue! - composée de panneaux de styromousse, de bacs de sable et de menus objets) et des images fortes (notamment par l'apport des actions technologiques de Pierre Tremblay-Thériault et Yves Whissel).

Du coup, plus qu'anecdotique, le sujet devient véritablement écriture du corps. Une matière qui, s'inscrivant dans les muscles et l'effort déployé sur le plateau (par le halètement, le cri sourd, la sueur, la tension), réussit à capter l'attention, à faire réfléchir, à émouvoir même. Sans morale. En toute simplicité. Et avec un plaisir manifeste, une franche camaraderie entre les six intervenants.

Un discours s'installe (tant par le visuel que par l'échange de paroles impromptues) sans pour autant s'enfermer dans un sens unique. De quoi parle-t-on? De la maladie? Oui. Du passage de «la difficulté à» à «l'impossibilité de». Mais aussi peut-être de rapport à l'autre. Du rapport à soi, à son corps. De la tyrannie de l'image. Autant de possibilités qu'il y a de regardants...

Les propositions emplissent l'espace, s'offrant à différentes analyses. Au cours de l'heure et quart que durera la présentation, il y aura bien peu de moments de flottements...

Le décentrement de la représentation inhérent à ce type de création est amplifié, par ailleurs, par le déplacement constant des spectateurs. Ceux-ci, installés à quatre sur un praticable (il y en a huit pour un maximum de trente-deux spectateurs), seront exposés à différentes configurations de l'espace qui tenteront d'orienter le regard. Mais en vain. Sollicités de toute part, ils chercheront à tout voir en se contorsionnant sur leur siège, devenant aussitôt  partie prenante de ce lieu.

C'est toute la force de ce projet de Giguère: maintenir un pont entre la création en cours et l'intérêt du public. Et le théâtre performatif, qui  peut parfois se teinter d'hermétisme, trouve là un convaincant aboutissement.
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Daniel Côté, du Quotidien, a écrit Une façon d'explorer le rapport au corps dans l'édition du 4 octobre dernier qu'on peut lire ici.
 
Marie Christine Bernard y est également allée de ses commentaires sur Mauvaises Herbes, dans son billet Vivre égale danger qu'on peut lire en cliquant sur ce lien.